L’équipe de la Fabrique des Mobilités Québec continue la série d’entrevues dans le but de comprendre les grands enjeux et les défis en lien avec la bordure de rue à Montréal.
Cette fois-ci l’entretien est avec madame Carole Philibien, analyste de données chez Jalon.
L’équipe de la Fabrique des mobilités Québec continue la série d’entrevues dans le but de comprendre les grands enjeux et les défis en lien avec la bordure de rue à Montréal. Dans cet article, Carole Philibien, analyste de données chez Jalon, débute par une contextualisation des enjeux majeurs entourant la bordure montréalaise en 2022. Elle présente ensuite les principales orientations stratégiques ainsi que le portail qui permet l’échange de renseignements encore inconnus des Montréalais. En conclusion, Mme Philibien envisage l’avenir du partage des bordures de rue au cours des dix prochaines années.
Le contexte et les enjeux actuels
ST: D’après vous, quels sont les grands enjeux et les défis en lien avec la bordure de rue à Montréal?
Carole: Le premier enjeu est une méconnaissance et une mauvaise compréhension de l’existant, qui n’est pas correctement inventorié. Les gens ne connaissent pas les panneaux pour se garer, par exemple. De son côté, l’AMD n’a pas la cartographie de l’ensemble des places de stationnement disponibles sur l’Île de Montréal. Si cet inventaire existe, il n’est pas forcément accessible et encore moins quand il est question d’accéder à la compréhension des données.
Le deuxième enjeu est le partage de cette bordure de rue par différents moyens entre les différents habitants: les livreurs, les commerçants, les citoyens, ceux qui sont à vélo, en voiture.
ST: Comment, par vos activités, à vous spécifiquement et à Jalon plus largement, participez-vous à répondre à ces enjeux et ces défis?
Carole: L’une des missions de Jalon est de permettre que les données soient collectables et collectées dans un seul et unique endroit, et potentiellement de faire en sorte qu’elles soient lisibles par tous. On s’assure que toutes les données soient disponibles et aient été traduites pour les différents niveaux de compréhension nécessaires aux personnes qui voudraient les utiliser. On met ensuite à disposition la plateforme et ces données collectées qui sont mieux définies, plus claires, ainsi que des outils pour pouvoir faire des analyses et mieux comprendre ce qui se passe autour des bordures de rue, que ce soit dans leur usage, leur disponibilité, leur utilisation.
ST: Aujourd’hui, à l’échelle de Jalon, sur quel type de sujets avez-vous des données?
Carole: On a toutes les données de la Ville, comme les localisations des écoles, des types d’écoles, tous les types de lieux qu’il y a à Montréal. On a aussi toutes les données des panneaux de stationnement, des stations de Communauto, des stations de bus et de métro. On a également toutes les données des lots de résidence de la ville de Montréal, c’est-à-dire où sont les habitations. J’en oublie beaucoup…
La stratégie clé pour aborder les défis de la bordure de rue
ST: Avez-vous une stratégie par rapport au choix des données que vous intégrez à la bibliothèque? Est-ce juste par opportunité? Est-ce lié à des besoins, à des volontés, des priorisations?
Carole: La stratégie est un mix de tout ça. Ça peut être par opportunité mais aussi par besoin. Par exemple, sur l’indice d’accessibilité, on a intégré les données sur la géographie des aires de diffusion que le Fédéral a définies, car on en avait besoin pour faire nos calculs. C’était un besoin non lié à la mobilité en tant que telle.
On s’intéresse aussi à tout ce qui existe autour de la mobilité dans le contexte montréalais et québécois. Pour l’instant, on se concentre sur ce palier-là. On va aussi chercher la valeur ajoutée qu’on peut apporter par rapport à ces données-là.
Enfin, tous les partenaires peuvent avoir besoin soit de stocker la donnée soit de partager leurs données. Par exemple, la Cop Carbone intègre des données de panneaux, apportées par la FabMob, pour pouvoir en faire l’inventaire. Ces données seront dans la plateforme. On a également d’autres partenaires extérieurs qui souhaitent fournir leurs données qui peuvent être partagées à d’autres. Ça ouvre la question des données ouvertes et du partage des données, qui peuvent aider à la construction d’analyses et de croisements de données et pousser ainsi plus loin la réflexion et l’analyse.
ST: Quel parcours emprunte la donnée, des données brutes que vous recevez à des résultats présentables aux citoyens ou à quiconque?
Carole: Prenons l’exemple de données qui sont sur le portail de données ouvertes de Montréal. On va récupérer toutes les informations sur un jeu de données qui nous intéressent avec notre outil, puis déterminer le type de données qu’il contient afin de mieux les intégrer de façon brute dans les bases de données de Jalon. On passe alors à un staging: on fait en sorte que les formats des données soient communs entre eux pour pouvoir faire des comparaisons facilement. Donc on va unifier les formats de date, les Boolean (« true » et « false »), et aussi les données géolocalisées pour qu’elles soient toutes sur le même streed. Par exemple, sur l’indice d’accessibilité, j’ai joint toutes les données des lieux: dans la ville de Montréal, les parcs sont une table, les installations récréatives sont une autre table, et les lieux d’intérêt encore une autre. J’ai tout joint dans une même table et j’ai fait en sorte que toutes mes colonnes soient les mêmes afin que, si j’ai besoin de chercher n’importe quel lieu, tout soit au même endroit et au même format
À partir de ces éléments-là, on peut voir les croisements qui seront possibles. On peut travailler les données et éventuellement créer de nouvelles tables. Ce sont des données qu’on ajoute au jeu de données initial et qui vont être utiles pour la suite. Donc on va créer de nouvelles tables qui sont en lien avec les premières tables et avec lesquelles on va pouvoir faire des calculs. Ça va être généré dans la nouvelle table et ce sont ces tables-là qui vont être accessibles à l’application qui a été développée.
Derrière, l’objectif est que, une fois que les données sont mises à jour, on ait un système qui mette automatiquement à jour aussi toutes ces données des tables qu’on a créées par la suite. Comme ça, si une donnée change, par exemple un nouveau parc est créé, il va s’intégrer dans la table aussi et sera affiché sur l’outil de visualisation.
La plateforme Jalon : un portail de partage d’information méconnu des citoyens.
ST: La plateforme de Jalon est aussi une bibliothèque dans laquelle des acteurs externes peuvent venir « se servir ». Qui sont les personnes qui veulent accéder à ces données et comment elles y accèdent?
Carole: L’objectif est que tout le monde ait envie de récupérer ces données. Mais pour l’instant, objectivement, peu de citoyens vont sur le portail. Ce sont plus les chercheurs, les étudiants, éventuellement les gens de la Ville, les autres partenaires de la mobilité aussi.
Pour l’accès, il y a juste besoin de se créer un compte sur la plateforme de Jalon. Il est ensuite possible de récupérer les données soit en téléchargeant les fichiers, soit en les visualisant – pour l’instant les données brutes sont accessibles -, soit avec des API. La bibliothèque indique tous les ensembles de données qu’on a présentement sur la plateforme, qui sont publics.
On intègre aussi des données privées, mais pour y accéder, il faut faire des demandes d’accès validées à l’interne. Ça arrive peu. Souvent, ce sont des utilisateurs qui veulent intégrer des données mais qui ne veulent pas les partager au public. Donc, pour l’instant, on laisse ces données-là privées et on donne l’accès à ces données à ces gens-là uniquement.
ST: Alors quel serait mon intérêt d’intégrer de la donnée à votre bibliothèque si c’est pour vous laisser faire les calculs ?
Carole: L’intérêt serait que ça serve de passerelle ou si tu as besoin que tes données soient croisées avec d’autres données qui sont sur la plateforme. Ça peut aussi permettre de faciliter le partage même de ces données privées. Parce que tu peux vouloir partager des données privées avec des partenaires, mais pas « at large » avec le public. Donc ici elles seraient accessibles, et la personne qui partage ses données les dépose dans la plateforme et n’a pas à s’occuper de la façon dont des tierces parties peuvent les récupérer.
ST: Un peu en lien avec ça, quel est le positionnement de Jalon sur la question des données ouvertes? J’imagine que ça fait un peu partie de votre ADN.
Carole: Effectivement. En 2021, l’objectif de Jalon est de suivre la philosophie que Montréal veut mettre en place par rapport aux données ouvertes, donc de pousser la donnée ouverte et d’aider les partenaires à ouvrir leurs données. Il y a aussi toute une volonté de bien expliquer aux gens quels sont les intérêts à ouvrir ses données, de faciliter cette ouverture. Le but est de créer un cercle vertueux entre les gens qui partagent leurs données et les mettent à disposition, qu’ils puissent se servir des données d’autres personnes qui partagent aussi leurs données, afin de faire avancer la mobilité durable. Donc oui, ça fait clairement partie de l’ADN de la bibliothèque.
ST: À vous entendre, Jalon se positionne en « safe space » de la donnée ouverte, le côté « partagez vos données, si vous les mettez chez nous, elles seront bien traitées, bien protégées, partagées quand ça fait sens et avec qui ça fait sens ».
Carole Philibien: C’est l’objectif: suivre les principes de la Charte numérique de Montréal, se caler à ces principes-là du mieux possible et aider à ce que d’autres partenaires puissent suivre ces principes. Et ce n’est pas facile!
Johanna: Pour quelle raison? Le principal frein est le problème juridique, de sécurité?
Carole: Oui, la culture de la donnée ouverte est peu mise en avant, surtout dans les entreprises privées parce que, pour elles, leurs données sont leur business donc il n’y a pas de raison qu’elles les partagent, voire c’est risqué de les partager. S’ajoutent à ça tous les enjeux de sécurité et d’anonymisation des données, éviter que des croisements de données permettent l’identification d’une personne, par exemple. Donc il y a tout un côté business, contractuel, mais il y a aussi tout un côté vraiment sécuritaire pour protéger l’individu et éviter que les données et les individus soient retracés. Et ça reste encore quand même un domaine assez complexe à allier. Les uns et les autres se contredisent presque. D’un côté, vouloir plus de transparence et, de l’autre, ne pas vouloir montrer les données.
ST: Y a-t-il d’autres données en lien avec la bordure de rue, autres que celles de stationnement, sur lesquelles vous travaillez et/ou auxquelles vous aimeriez avoir accès et sur lesquelles vous aimeriez travailler mais ce n’est pas encore le cas?
Carole: Pour l’instant, on n’a pas forcément de travail spécifiquement là-dessus. À Jalon, on est plus sur des réflexions autour de l’accessibilité pour la mobilité réduite. Et on participe au projet de la FabMob.
Mais personnellement, j’aimerais qu’on puisse accéder à toutes les données de bordure de rue qui peuvent être un frein à des personnes à mobilité réduite. Ou encore à celles sur la disponibilité des arceaux pour les vélos, comment un vélo peut « se garer » quelque part.
Il serait également intéressant d’avoir accès à des données quand on enlève des places de stationnement. Ça permettrait de faire des analyses et de créer des prototypes, des visuels pour montrer l’impact réel que ça va avoir. Et il faudrait arriver à partager ces données aux commerçants et aux usagers de ces bordures de rue. Ça rendrait peut-être le débat moins sclérosé et permettrait d’arriver à convaincre.
L’avenir de la bordure de rue à Montréal
ST: À quoi ressemblerait votre bordure de rue idéale dans 5, 10 ans?
Carole: J’imagine une bordure de rue qui ne soit plus synonyme de stationnement uniquement, mais quelque chose d’intégré dans l’usage urbanistique de tout un chacun, comme un passage. L’usage de cette bordure de rue serait assez volatile et changerait facilement. Elle pourrait être utilisée pour du stationnement quand il y en a besoin, et pour des endroits de convivialité, pourquoi pas. Qu’elle ne soit pas juste une barrière avec la rue. Pour ça, il faudrait déjà une étape où le stationnement ne serait pas un dû. Que le citoyen et l’ensemble des différents paliers de gouvernance se réapproprient cet espace-là. J’aime bien l’idée que ça peut changer, évoluer, en fonction des jours de la semaine, des heures, peut-être parce que tout simplement ça pourrait être une forme de compromis. Mais c’est sûr que ce serait bien que ce ne soit plus qu’un espace de stationnement et que, derrière, les gens arrivent à se déplacer autrement que dans une voiture tout seul.
À la lumière des éléments soulevés par Madame Philibien entourant le contexte et les stratégies montréalaises en matière de bordure de rue, l’avenir reste encore en constante évolution . On espère un usage versatile et une réappropriation citoyenne des espaces urbains de stationnement dans la prochaine décennie.